Séance du 16 novembre 2009
On lira d’abord « Garçon, un bock !… » de Maupassant.
À partir d’une phrase récurrente, obsédante comme dans « Garçon, un bock !… », on construira une histoire : il doit y avoir une progression, et la résolution d’une tension ou la révélation d’une vérité cachée. La phrase support pourra être le titre de la nouvelle.
Chacun peut inventer sa propre phrase récurrente, voici cependant à titre indicatif quelques exemples parmi lesquels on peut aussi piocher :
- « Fais attention. »
- « J’ai faim. »
- « Laisse-moi tranquille ! »
- « C’est sûr, demain j’arrête… »
- « Que diable allait-il faire dans cette galère ? »
- « C’est pas bientôt fini ? »
- « L’existence précède l’essence. »
- « Quand est-ce qu’on arrive ? »
- « Il faut détruire Carthage. »
- « Enrichissez-vous. »
- « Arrête tes conneries. »
- « Z’auriez pas une petite pièce ? »
- « Vivement les vacances ! »
L’abandon
Il l’a décidé, c’est ainsi. Après la vie, le partage, les petits et grands bonheurs, l’abandon, brutal ; la solitude, le désarroi. Il n’ira plus dans cette grande forêt. Il l’a abandonnée le jour où il a apposé sa signature sur ce bout de papier officiel présenté par le notaire. Pour lui, le temps s’est arrêté, définitivement.
Il n’ira plus dans cette grande forêt. Le silence y est trop étouffant, les arbres élancés et élégants deviennent tortueux et tordus. Leur feuillage terne lui réfléchit le visage de l’absente, l’empêchant d’avancer sur ces sentiers pénétrés d’eux, de leur cheminement quasi quotidien où leurs rires se mêlaient à la pluie et aux clins d’œil du soleil au rythme des saisons.
Il n’ira plus dans cette grande forêt dont les odeurs lui rapportent avec entêtement son parfum à elle. Il ne se reposera plus dans les petites clairières ; elles sont devenues trop hostiles. La boue et les cailloux alourdissent sa marche et son cœur. Pourtant, aujourd’hui, il veut continuer à avancer ; ce sera la dernière fois, il le sait. Il ne recommencera jamais plus ; il ne veut pas recommencer ; il va s’en aller, quitter ce pays, définitivement. Il va aller ailleurs, dans l’inconnu, seul, emporté par son chagrin.
Il n’ira plus dans cette grande forêt. Mais il lui faut gommer le présent. Porter son image à elle, tout au fond, là-bas, faire une dernière promenade en sa compagnie. Avec elle, la main sur son cœur, là où il l’a enfermée à jamais ; il sent encore le frôlement doux de ses doigts sur sa nuque. Il n’arrive pas à s’imaginer qu’elle ne verra jamais plus tout cela : la nature qu’elle aimait tant et qu’elle célébrait souvent en lançant ses vocalises à tout vent pour en recueillir les échos comme un cadeau de ces grands bois rafraîchissants.
Il n’ira plus dans cette grande forêt. Aujourd’hui il veut lui faire savoir que cette nature imprégnée d’elle ne l’oublie pas, lui faire respirer encore une fois les senteurs d’octobre, la fougère brune frémissante, lui faire écouter les derniers chants des oiseaux avant l’ensommeillement de l’hiver, et boire les premières pluies d’automne. Il veut la rêver dans la clairière, lieu de repos après leurs longues marches, et étendre son fragile fantôme dans les feuilles dorées de l’automne.
Il n’ira plus dans cette grande forêt. C’est difficile. La marche est ardue. Le souffle lui manque. Son poids à elle lui pèse ; elle, pourtant si légère et si fine, se révèle un insupportable fardeau. Il est oppressé. Ses pieds avancent tout seuls, mais faiblissent par endroits, manquant le faire chuter. Enfin il est presque arrivé, il reconnaît les lieux, une trouée se fait jour.
Le tronc d’arbre est toujours là ; doucement, il y cale son sac pour s’en faire un polochon et s’étend sur un tapis de feuilles humides. C’est toujours aussi beau et le gris du ciel lui offre une couverture duveteuse ; il respire à fond, plonge la main dans sa poche et en tire un petit sachet qu’il absorbe d’un seul coup. Il ferme les yeux et murmure à la face des arbres des sons secrets, sacrés. Il la rêve. Quelques larmes coulent sur ses joues. Ses bras la serrent tendrement sur son cœur. Puis ses mains rejoignent ses lèvres, comme pour envoyer un baiser, et il s’endort profondément… ailleurs. Il n’ira plus dans cette grande forêt.
Une petite pièce
« Z’auriez pas une petite pièce ? »
En entrant dans le cimetière marin de Varengeville, je ne prêtai guère d’attention au personnage hirsute, malodorant, tassé sous le petit porche, à l’entrée de l’église Saint-Valery ; sans l’écouter, je continuai mon chemin jusqu’à la tombe de ma mère. Tous les ans, à la Toussaint, je viens fleurir d’un bouquet de roses rouges la dernière demeure de celle qui m’a donné le jour. De son vivant, elle détestait tant la mort, et répugnait tant aux fleurs funèbres que je croirais trahir sa mémoire en déposant ici de quelconques chrysanthèmes. Non que je croie à une espèce de conscience immortelle qui pourrait subsister après l’anéantissement des corps : je ne suis pas superstitieux au point d’ajouter foi à l’idée d’une survie des âmes ; ce n’est pas non plus que j’éprouve pour elle quelque trace posthume d’une piété filiale hors de saison. Néanmoins, sans que je puisse l’expliquer, une force étrange et inconnue me pousse, chaque année, à répéter inlassablement ce rituel mortuaire.
Je ne m’attarde jamais longtemps. Ce jour-là, je m’apprêtai déjà à quitter cette curieuse cité des morts, mais, avant de m’en aller, il fallait que je nettoie la pierre tombale, couverte d’une boue mêlée de lichen. Je retournai vers le porche de l’église où il m’avait semblé voir un seau et un balai, sans doute laissés à dessein à la disposition des visiteurs.
Le mendiant était toujours là, maintenant avachi à même le sol. « Z’auriez pas une petite pièce ? » répéta-t-il d’une voix encrassée par l’alcool et le tabac. J’évitai de croiser le regard de ce loqueteux dépenaillé, couvert d’un grand manteau beige taché, qui fut peut-être autrefois un vêtement assez riche, mais qui se désagrégeait maintenant en longs fils de laine d’un marron décoloré. Je m’emparai des ustensiles et entrepris de rendre à la sépulture maternelle un peu de lustre. Mes pensées divaguaient. Je songeai à mon enfance, à cette Normandie que j’avais quittée brutalement, à dix-huit ans, pour ne plus y revenir qu’au décès de ma mère. Je ressentais depuis la fin de l’adolescence une inexplicable aversion pour ce pays qui m’avait vu grandir.
Une ombre s’étendit soudain devant moi, sur la tombe. Sans même me retourner, j’identifiai, à l’odeur de crasse et de mauvais vin, le vagabond de tout à l’heure. Il insistait.
« Eh ! z’auriez pas une petite pièce ? »
Les relents nauséabonds m’incommodaient plus encore que la présence trop proche de ce pauvre hère. Je fis mine de continuer mon travail, mais presque aussitôt, je sursautai au point de lâcher la serpillère.
« Eh, Frankie, t’as bien une petite pièce pour moi ? »
Comment cet individu connaissait-il mon surnom ? Cela faisait des années que personne ne m’appelait plus ainsi. Je m’immobilisai et examinai l’importun. Son visage se perdait sous une abondante barbe blond foncé et un énorme nez, bulbeux et couperosé.
« Hein ? Tu me remets, quand même ? » reprit-il de sa voix rocailleuse.
Il partit d’un gros rire et me gratifia sur le bras d’une bourrade qui se voulait amicale. Le visage ne me disait rien, mais j’observai avec attention les yeux bleus brillant au milieu des touffes de poils gras qui lui mangeaient la figure.
« Henri ? C’est toi ? Est-ce possible ? »
Avant que j’aie pu l’en empêcher, il se précipita pour me donner l’accolade. Son rire redoubla.
« Frankie ! Dis donc, ça faisait longtemps, pas vrai ? Je t’ai reconnu tout de suite, dès que tu es descendu de ta bagnole. Mazette, une Vel… comment ? Vel Satis ! T’as réussi, toi, au moins ! Tu me feras faire un tour, dis ? »
Il se frotta le nez en reniflant bruyamment et, après avoir lorgné à droite et à gauche comme pour vérifier que personne ne nous écoutait, il s’approcha de moi pour m’entretenir sur le ton de la confidence. Il empestait tant que j’en avais la nausée.
« Au fait, t’aurais pas une pièce ? Je suis un peu juste, là, tu comprends. Un euros ou deux… c’est rien pour toi… ou alors un billet ? Hein ? dix… ou vingt… Je crève de faim. J’ai soif aussi. Y a pas grand’chose à becqueter, par ici. »
Je sortis un billet de vingt de mon portefeuille, et je tendis le bras. Il se précipita pour se saisir du précieux papier et l’enfonça avec une gaucherie comique dans la poche de son pantalon. Je songeais à lui recommander de ne pas le boire ou le fumer, mais je me tus. Après tout, que m’importait ?
« T’es un vrai pote, toi. Un vrai de vrai. Comme au bon vieux temps. »
Je me sentis honteux et confus, à la fois de ne pas avoir reconnu plus vite mon ancien camarade de classe, et aussi de la disparité de nos conditions. Quelle déchéance ! Comment le beau garçon de dix-sept ans, coqueluche du lycée de Dieppe, avait-il pu se transformer en pareille loque imbibée de mauvaise bière ? Je m’en voulais de le trouver si repoussant, vieilli avant l’âge. La vie pouvait-elle être si cruelle ?
Je lui demandai : « Tu as eu des malheurs, Henri ? Que s’est-il passé ? »
Il tenait à faire quelques pas avec moi. Nous avons arpenté les allées du cimetière. Il parla sans reprendre haleine, comme atteint d’une logorrhée incohérente. J’aurais aimé démêler dans cette confusion l’origine de la misère où il était tombé, mais je n’y parvenais pas. Il passa, sans les regarder, devant les tombes si singulières de Braque et de Roussel, et s’arrêta devant une simple stèle enfoncée dans la terre. Laurence Saint-Aubin. 1965-1983. R.I.P.
Je me tournai vers Henri, et vis deux grosses larmes rouler le long de ses joues ravinées par des rides prématurées. Je compris tout : par un triste soir de juin, quelques jours avant les épreuves du bac, Laurence était tombée du haut de la falaise.
Éboulement ? Bourrasque soudaine ? On n’a jamais su exactement ce qui était arrivé. Pour ma part, j’ai quitté la région quelques semaines plus tard ; je ne voulais plus entendre parler de cette sinistre affaire.
« Que s’est-il passé, selon toi ? Penses-tu qu’elle se soit suicidée ? » demandai-je.
L’hypothèse avait été proposée à l’époque, mais les enquêteurs avaient estimé qu’elle n’avait pas le profil d’une candidate au suicide. Ils ont conclu à l’accident.
Les sanglots sourds d’Henri se précipitèrent, et les larmes coulèrent bientôt sans retenue. Il beuglait maintenant avec indécence. Je l’entraînai loin de la tombe. Nous sortîmes du cimetière, et nous nous arrêtâmes au bord de la falaise. J’attendis qu’il se calme. Le ciel gris perle faisait scintiller la mer d’opalescences blanchâtres. Sous les nuages d’automne, la côte d’Albâtre, au loin, se teintait de couleurs mornes.
Nous savions tous, au Lycée, qu’Henri en pinçait pour notre amie, mais nous imaginions à tort qu’il accuserait le coup. Terrible destinée ! La mort de l’être aimé avait transformé mon camarade en clochard, avant même qu’il ait pu atteindre ses vingt ans. J’eus pitié d’Henri. Pour ma part, après la tragique disparition de Laurence, j’ai préféré partir et tout oublier. J’ai été lâche. Henri, lui, avait eu le courage de la fidélité jusque dans la mort, jusqu’à sacrifier sa vie à ses premières amours. Il y avait, au fond, une grandeur paradoxale et admirable dans sa déchéance.
Henri cessa de pleurer et fut pris d’une d’agitation frénétique. Il tournait sur lui-même, ses mains tremblaient ; il répétait : « Tu te rends compte ! Tu te rends compte ! Elle voulait me quitter !
– Qu’est-ce que tu racontes ?
– Laurence ! Elle voulait partir à Paris après son bachot, et ne jamais revenir !
– Partir ? Mais comment ?… Pourquoi ?
– Pourquoi ? » s’emporta-t-il d’une voix tonitruante, ouvrant ses immenses paluches, se redressant de toute sa hauteur, saisi d’une colère soudaine. « Pourquoi ? Pourquoi ? Tu demandes pourquoi ! » Il rugit à m’effrayer. Je persistai toutefois à l’interroger.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que tu as fais ?
– Qu’est-ce que je pouvais faire ? qu’est-ce que tu aurais fait à ma place, hein ? Qu’est-ce que tu aurais fait ? Je l’ai poussée ! je l’ai poussée un grand coup, ici même. Je l’ai poussée, voilà tout. Elle m’a jeté un drôle de regard, et elle est tombée toute droite, sans un mot. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre, hein ? Qu’est-ce que je pouvais faire ? Je l’ai poussée ! bien sûr, je l’ai poussée ! » Pétrifié, hébété, je regardai Henri sans comprendre ce qu’il me disait. Au bout d’un moment, après que son courroux fut calmé et qu’il fut radouci, je l’entendis me dire, de sa voix rauque qu’enrouait le froid de novembre :
« Eh, dis, t’aurais pas un autre petit billet ? »
« Quand est-ce qu’on arrive ? » A peine la voiture venait-elle de quitter le camping, que Laurent commençait déjà à bouger dans tous les sens. Il adorait les vacances, mais il haïssait les trajets en voiture. L’autoroute s’approchait de plus en plus. Mais il restait encore beaucoup de kilomètres à Laurent avant de retrouver sa maison. -« Quand est-ce qu’on arrive ? » La voiture roulait déjà depuis une heure, mais il restait encore beaucoup de route avant d’arriver à Rouen. Laurent songeait à ce qu’il avait fait durant ces vacances. Et puis comme par miracle, il put s’endormir. Il s’évada dans un sommeil profond. Il pensa à ses anciens amis du camping. Il pensait aux nombreuses baignades effectuées dans la piscine du camping. Il s’imagina revivre toutes les animations, qui étaient réservées aux enfants ainsi qu’aux adolescents. Il entendit de nouveau dans sa tête les conversations d’avec les voisins étrangers. Mais son sommeil ne put s’étendre davantage, puisqu’il fut réveillé brutalement par le bruit tyrannique qu’émettait la console vidéo de sa petite sœur. Dès lors, ses yeux s’éveillèrent progressivement. Les paysages étaient tellement différents. La voiture s’aventurait à présent dans toute une série de rues étroites. Et Laurent demanda : « Quand est-ce qu’on arrive ? » C’est alors que sa mère et son père lui répondirent en chœur que leur maison n’était plus qu’à 500 mètres de là. Laurent réalisa qu’avec les rêves, la route n’allait plus être ennuyante dorénavant. Il mangea, se lava les dents, mit son pyjama et enfin se coucha. Il rêva encore et toujours, mais s’endormit sans aucun problème.
C’est sûr, demain j’arrête. J’arrête, je lui dis tout. Ça fait des semaines que ça dure. Des semaines que je lui fais ses devoirs, que je lui fais ses courses, que je lui porte son sac. Des semaines qu’elle me demande de tout lui faire. Des semaines…
Mais ça suffit, je n’en peux plus, je suis au bord de la mort avec ses conneries ! Courbatures, ampoules aux pieds, aux mains, fatigue… On dirait un zombie. Non, vraiment, trop c’est trop !
C’est pour ça que, demain, j’arrête. Plainte. Coup de gueule. Scandale. Mutinerie. Révolte. Coup d’état ! Elle fera moins la maligne celle-là ! Je peux déjà imaginer sa tête : visage pâle, yeux écarquillés, bouche béate -d’où un léger « mais… » en sortira- et son énorme, horrible, et minable sac de plomb tenant fragilement dans ses bras. Ah ! Elle va comprendre la douleur cette feignasse ! Elle va comprendre que la vie ne résume pas à faire faire le sale boulot aux autres sans rien leurs donner en retour. Elle va comprendre le sens du mot Révolte. Ah elle va comprendre !
Demain donc… Demain est le grand jour, le Jour J, le D Day ! C’est sûr, demain j’arrête !
[La radio, basse, est allumée]
« Tiens, je ne savais pas que Lady Gugu avait fait une chanson avec Will.U.Are. Aaah mais c’est la nouvelle chanson It’s an old day… Ah… Non… C’est la sonnerie de mon portable… »
– Allô ?
– …
– Oui.
– …
– Demain ?
– …
– Ok, pas de problème !
– …
– A plus !
C’était elle. Demain elle va en ville. Demain je lui porte ses sacs.