La littérature ne sert pas forcément à délivrer un message. Toute une tradition littéraire (théâtre comique, roman) laisse une large part à la fantaisie, à l’invention, voire à l’absurde. L’écrivain cède alors au plaisir de raconter, et de mener le lecteur ou le spectateur par le bout du nez. Souvent, la voix de celui qui raconte l’histoire (le narrateur) met en scène son propre pouvoir : celui de créer ou de détruire des mondes imaginaires et impossibles. Aujourd’hui, nous avons parlé de Diderot et Gogol, qui ont servi de support à notre réflexion et à l’exercice d’écriture.
Exercice d’écriture :
Amorcez un début de récit et jouez avec les attentes de vos lecteurs en interrompant votre narration par des développements inattendus et pleins d’humour. Vous utiliserez des comparaisons et d’autres procédés (digressions, métaphores, amplifications, commentaires…) pour tenter de donner une vie propre aux situations improbables et aux univers sortis de votre imagination. Soignez en particulier les transitions (amorces et chutes) entre le récit et les pauses fantaisistes.
Je me demandais pourquoi Jean-Charles m’avait conduit à la foire Saint-Romain. Nous marchions en silence, trempés par une averse drue, comparable au jet d’une pomme de douche entartrée, comme on en trouve dans certains hôtels bon marché, de ces pommes de douche qui vous pincent plutôt qu’elles ne vous rincent, et vous font regretter de ne pas avoir choisi un confortable « Relais et châteaux » plutôt que cette chambre miteuse où il n’est même pas possible de se laver correctement. Des pommes, il y en avait, à la foire : sur les enseignes des brasseries ambulantes arborant des porcelets dodus, un fruit rond dans le groin ; chez les vendeurs de croustillons, où elles se targuaient du beau nom de pommes d’amour, et il est vrai que ces fruits poisseux et sucreux, dont la beauté luisante et trompeuse dissimule une chair fade et écœurante, a, effectivement, toutes sortes de ressemblances avec ce sentiment qu’on appelle l’amour.
Jean-Charles ne s’arrêta ni devant les brasseries, ni chez les confiseurs, et, Dieu merci, il ne me parla pas d’amour. Jean-Charles, c’était mon patron. Il était directeur général d’une petite papeterie de la rive gauche, succursale d’un grand groupe qui menaçait de nous délocaliser en Chine. Je n’avais rien contre l’Empire du milieu, malgré ce qu’on racontait de la cruauté des mandarins et du coût de la main d’œuvre, mais peu importait, puisqu’on ne risquait pas d’aller travailler là-bas, mais plutôt de nous inscrire ici, vite fait, à Pôle Emploi. Une délégation de Paris devait donc venir le lendemain, et étudier l’éventualité de mettre la clef sous notre porte, et c’est la raison pour laquelle le boss voulait absolument passer la soirée avec moi, à la foire Saint-Romain, parmi la foule et les manèges.
Il s’arrêta devant l’un des plus délirants. On aurait dit un diabolo géant : les malheureux qui commettaient l’erreur d’acheter un billet se trouvaient entraînés dans une capsule tendue entre deux tiges gigantesques et à la stabilité toute relative, montant, descendant le long d’un câble, secoués dans tous les sens; ça me levait le cœur rien que de les regarder. Un truc de ouf, ce manège.
– Ca vous dirait de faire un tour ? me demanda Jean-Charles tout à trac.
– Heu… non, sans façons. J’ai le tournis rien qu’à les voir tressauter dans la cabine.
– Ah… me dit Jean-Charles. Dommage. Il va pourtant vous falloir grimper. Tenez, votre billet.
Il sortit de sa poche un petit morceau de plastique rigide, blanc, sur lequel était imprimé en caractères doré « Le Bilboquet ». Il ne s’agissait pourtant pas d’un bilboquet, mais bien d’un diabolo, le principe était tout différent, et j’essayais d’argumenter pour gagner du temps. Cependant, rien à faire, Jean-Charles n’en démordait pas.
– Il faut absolument que vous montiez. Vous n’avez pas le choix. L’audit a lieu demain. Les Parisiens nous reprochent d’être mollassons, de ne jamais prendre de risques et de ne pas savoir rebondir. Une seule façon de leur prouver le contraire : projeter demain, entre deux Powerpoint, la vidéo de votre tour de manège. Ca va les épater. Ils seront convaincus qu’on a du cran, j’en suis sûr.
Je compris à ce moment précis qu’il était inutile de résister: c’était un ordre. Je commençais déjà à me sentir verdâtre.
– Et vous… vous ne venez pas? risquai-je.
– Ah non, moi, je ne peux pas ! » dit-il en sortant son caméscope miniature. « Moi, je filme ».
Ce jour-là- ç’aurait pu être un autre, mais ce ne fut pas le cas-, le moment était venu pour lui. Peut-être ne serait-il pas venu pour un autre. D’ailleurs, choisit-on le moment propice? N’est-ce pas plutôt le moment qui nous choisit? Question d’importance, s’il en est…Cette notion d’importance étant d’ailleurs toute relative.
Le moment était donc là…et lui aussi.Pour ce qu’il pressentait comme une heureuse rencontre, un peu comme celle du chat et de la souris. Encore que la souris n’a pas le même point de vue que le chat sur la pertinence de la rencontre. Les moustaches du chat frémissent comme les herbes folles sous la brise, alors que celles de la souris battent la chamade.
Il était donc là. Il l’attendait, adossé à un des platanes de la place Sainte Barbe. il avait délibérément choisi cet arbre-là. il avait un tronc noueux comme une main d’arthritique, une écorce marbrée comme la peau d’un nouveau-né sortant du bain et une frondaison comme la chevelure d’une jeune fille éperdue.
S’il l’attendait, c’est qu’il avait bon espoir qu’elle viendrait. D’ailleurs, peut-on attendre sans espoir? Attendre pour attendre frise la folie, n’est-ce pas, c’est ce que vous pensez? Quoique la femme du marin attend parfois son époux, seule devant l’océan, sachant pertinemment qu’il ne reviendra pas…Seules les femmes ont ces sortes d’intuitions. Mais elle attend, revenant chaque jour contempler un horizon muet.
Il regardait la poussière du trottoir, rêvant déjà au regard qu’elle allait poser sur lui. Il en était sûr. Il la laisserait le regarder: c’était l’enjeu du rendez-vous. Une rencontre pour un regard…Mais quel regard! Il avait traversé la ville pour CE regard. Il avait sillonné rues, boulevards et avenues. Il avait longé maisons, immeubles et boutiques. Il avait, sans les voir, croisé des enfants sages – ou turbulents-, des vieillards sans avenir – ou sans passé-, des mères inquiètes – ou épanouies-, des ouvriers éreintés – ou sans emploi-. Il n’avait rien vu, ni personne, tout à ce rendez-vous. Tout à ce regard qu’il sentait déjà sur lui.
Elle, dans le tramway qui allait la déposer bientôt sur la place, ne songeait à rien. Elle allait…c’est tout. Jamais elle ne faisait de prévisions, ne sachant jamais ce qui allait advenir la minute suivante. Elle vivait dans l’instant, dans l’improvisation, dans l’inattendu. Comme si elle ne maîtrisait pas sa vie. Comme si elle avait délibérément choisi de se laisser mener par le hasard. Se disant qu’en cas d’erreur, elle n’aurait pas à assumer la responsabilité de ses actes. Histoire sans doute de se déresponsabiliser.
Elle ne se demandait même pas pourquoi elle avait accepté cette rencontre. Peut-être cela vous est-il arrivé, ou cela vous arrivera-t-il? Peut-être vous retrouvez-vous un jour adossé à un platane- ou un chêne ou un cèdre du Liban, ou un baobab, allez savoir-, dans une attente pleine de promesse, persuadé que votre vie va basculer.
« Heureux qui comme Ulysse », qu’ils disaient. Tu parles d’un beau voyage. On avait échoué dans une cabine de 3e classe d’un transatlantique poussant sur la Méditerranée sa dernière traversée avant la mise au rebut. Ça a de quoi vous laisser perplexe, de voguer dans une carcasse aussi rouillée que la deux-chevaux servant de poulailler à la mère Cressy, la peau de vache qui créchait – et mieux vaudrait dire croupissait – dans la dernière métairie après la sortie du bourg de Saint-Martin, à cet endroit de la montée où la route gravillonnée se résigne à la terre battue d’une piste interminable au bout de laquelle, de toute façon, il n’y a rien à voir.
Le paquebot, lui, nous promettait un ailleurs, l’exotisme, le rêve. C’était sans compter sur la cuisine du bord : des ragoûts indéfinissables, inlassablement resservis sous les appellations diverses de la carte qui scandait les jours de la semaine («bœuf à l’italienne et ses petites nouilles sauce bolognaise», «fricassée de bœuf façon grand mère et sa garniture potagère», «bourguignon aux topinambours et au curcuma», «miroton à la moutarde et à l’oignon frit», «Guinness beef stew», «hochepot “comme à la ferme”», pour finir en apothéose sur la «daube de bœuf au vin rouge et au fromage de montagne»), tout cela m’évoquait immanquablement la façon qu’ont les pseudo-philosophes à la mode d’accommoder toujours les mêmes restes de leur insipide soupe conceptuelle, en mijotant quelques reformulations qu’ils tiennent pour alléchantes. Un ami à moi qui mange de ce pain-là et publie des essais dont on discute dans les talk-shows m’avait dit une fois, ses cheveux teints ondulant gracieusement dans le léger zéphyr qui jouait avec son écharpe en soie, «tu vois, coco, tout ça c’est du packaging ! Sur la problématique de mon nouvel opus, on pourrait écrire comme sur les boîtes de détersif ou de wasabi en poudre: “Nouvelle formule”».
Hélas, si les ragoûts variaient, eux, c’est qu’ils avaient l’air de plus en plus avariés. On était saisi d’un mal de mer à vous faire regretter le plancher des vaches, les bouses, et même les bonnes grosses mouches bleues dont on pleurait de ne pas entendre le bourdonnement, plus rassurant et moins âcre que celui de la salle des machines. On se gondolait sous l’effet du tangage, du roulis, et du régime alimentaire auquel nous étions soumis, à côté duquel le Canigou passerait pour un hors-d’œuvre de chez Alain Ducasse. Un jour qu’on vaguait justement derrière les cuisines, Marco a soulevé un couvercle de poubelle, piqué de cette même curiosité déplacée qui fut fatale aux épouses de la Barbe bleue. Ce qu’il vit dans le fond de la poubelle, ou ce qu’il crut y voir car les contractions de son estomac finissaient par lui donner des hallucinations, je ne voudrais pas vous le révéler sans précaution oratoire, afin de ne pas vous communiquer le dégoût qui nous saisit alors. Le sac de nœud qui gisait là au fond n’était autre, selon toute apparence, qu’un ramassis de queues d’ânes, livrant une saisissante et sinistre vérité sur la nature réelle de nos ragoûts et finalement sur le sens profond de notre errance.
Après avoir doublé le dernier promontoire, ils aperçurent enfin la ville qui s’étalait sur les flancs de collines descendant en pente douce vers une grande baie semi-circulaire. Alors que leur bateau commençait à tourner vers le centre de cette baie, ils lâchèrent la barre pour un moment et regardèrent autour d’eux.
Il leur semblait voir un de ces grands théâtres à ciel ouvert qu’ils avaient admirés au cours de leur voyage, au centre d’une vieille cité. Ils se rêvaient en acteurs grandioses ayant enfin trouvé une scène à leur mesure : dans un instant, leur heure allait venir, ils allaient s’avancer et débiter d’une voix assurée de pompeuses tirades où ils diraient la dureté de l’existence tout en maudissant les dieux qui les avaient condamnés à ce triste sort. Ou alors, couverts de masques grotesques trop petits ou trop grands pour eux (car les accessoiristes de l’époque ne brillaient guère par leur professionnalisme), ils se poursuivraient en courant d’un bout à l’autre du théâtre tout en se donnant de grand coups de bâton et en se lançant des bordées d’injures.
Mais comment faire porter leur voix assez loin pour atteindre tous les membres de cet immense auditoire ? Ils devraient s’égosiller, s’époumoner, se projeter hors d’eux-mêmes jusqu’à vomir leurs tripes et quand viendrait le signal de la fin du spectacle, de petits employés rabougris et discrets, munis de longs balais à poils durs, viendraient ramasser leurs restes pendant que la foule assemblée sur ces gradins gigantesques s’userait les mains et les pieds à applaudir et à frapper par terre pour acclamer une si remarquable performance, au risque de faire trembler la terre et de provoquer un raz-de-marée qui les engloutirait tous. Cette dernière pensée fit tressaillir nos deux héros et les tira de leur rêverie à temps pour qu’ils s’aperçoivent que deux bateaux de guerre légers s’approchaient d’eux à vive allure…