La nouvelle narrative repose sur la tension (ce qui apporte puissance, simplicité, stabilité).
Une nouvelle, c’est un texte bref qui se suffit à lui-même.
Écrire une nouvelle, c’est donc d’abord réussir à donner au lecteur l’impression que le texte « tient debout », n’a besoin d’aucun autre développement. À la différence d’une ébauche (ou d’un roman raté), rien ne manque, et rien n’est superflu.
Si on analyse la pratique des grands auteurs, on voit que le premier moyen pour cela est la structure. Le deuxième sera le point de vue, dont nous parlerons plus tard.
Plusieurs structures permettent la brièveté: tension par la confrontation, rondo, tableau poétique… Nous commencerons par la confrontation, qui représente l’immense majorité des cas. C’est que, contrairement au rondo, par exemple (très efficace également pour donner l’impression de complétude), la confrontation antithétique permet une variété quasi-infinie de formes et d’effets, et ne donnera donc pas au lecteur le sentiment de la redite ou du déjà-vu. La critique unanime souligne la variété extraordinaire des nouvelles des grands maîtres du tournant du XXe siècle. Pourtant, à l’exception d’une (petite) poignée d’entre eux, tous leurs textes reposent sur une tension antithétique fondamentale.
C’est que l’antithèse peut se situer à n’importe quel niveau. Bien loin d’être seulement un retournement narratif (le Wendepunkt – “pivot” – dont Tieck faisait le trait définitoire du genre, ce qui a été aussitôt critiqué), elle peut affronter aussi bien deux mondes (l’Amérique et le Vieux Continent dans les nouvelles internationales de James, le monde normal et l’univers étrange dans les nouvelles fantastiques), deux personnages (Dr Jekyll et Mr Hyde de Stevenson), deux visions du monde (Ennemis, de Tchékov), deux images d’un personnage (la prostituée patriote de Boule de suif, de Maupassant). Elle peut être très simple (Le Gros et le Maigre de Tchékhov oppose deux anciens camarades de collège que tout sépare, en une page) ou d’une complexité redoutable (dans La Bête dans la jungle, James construit avec beaucoup de subtilité le piège qui se referme sur le héros, qui n’aura rien vécu parce qu’il attendait un destin sublime).
Cela pour dire qu’en choisissant une structure antithétique, on ne se condamne pas à imiter, répéter ou banaliser son texte. On se donne au contraire un moteur extrêmement puissant.
La confrontation antithétique a en effet pour elle trois atouts majeurs: puissance, simplicité, stabilité.
- Puissance
En construisant la nouvelle sur la confrontation de deux éléments – quels qu’ils soient -, on se donne d’abord un dynamisme extrêmement puissant. Dr Jekyll et Mr Hyde le montre clairement. Opposer le Docteur à Mr Hyde, c’est construire une sorte de bombe, parce que c’est faire entrer le lecteur dans une contradiction choquante, et donc saisissante. Vous pensiez que cet homme était un héros. En fait, dans sa démesure même, il est un monstre. La nouvelle est passée en proverbe, non pas tellement parce que l’un ou l’autre des deux portraits est particulièrement réussi, mais parce que leur réunion – leur coexistence en tension – est ressentie par le lecteur comme une sorte de « coup de poing ». La nouvelle fonctionne ainsi comme un champ magnétique, qui met en tension ses éléments et ne cesse de renforcer l’intensité qu’ils dégagent.
Ce « moteur » va fonctionner aussi bien lorsqu’on décidera de résoudre la tension à la fin (les textes fermés, « à chute ») que lorsqu’on choisira de laisser les éléments dans leur tension essentielle. La Dame au petit chien de Tchékhov, exemple canonique du texte « ouvert » (elle finit par les mots « tout (…) ne faisait que commencer »), repose aussi sur une antithèse. Le texte tout entier creuse l’opposition entre la vie « avant » et celle d' »après »: la vie de Don Juan de province qu’a connu le héros avant son amour pour Anna, et sa vie depuis cette rencontre, qui obéit aux lois d’un amour total, auquel ni l’un ni l’autre ne peut échapper. La fin « ouverte » est une façon de souligner cette tension, aussi efficace que les chutes les plus classiques.
- Simplicité
L’antithèse est aussi une structure simple, peut-être la plus simple. C’est la structure populaire par excellence, celle qui organise le conte, par exemple, mais aussi bien le feuilleton. A la fin du XIXe siècle, les nouveaux lecteurs, les « lecteurs occasionnels » (Anne-Marie Thiesse nomme ainsi ceux qui viennent juste de maîtriser la technique de la lecture grâce à l’enseignement primaire obligatoire), accèdent à la littérature grâce à cette structure fondamentale, qui leur permet de saisir les enjeux et du coup de prendre plaisir au texte. Anne-Marie Thiesse montre ainsi que les feuilletons qui paraissent dans la presse à un sou sont quasiment tous fondés sur le paradoxe d’une héroïne qui est toujours, à la fois, vertueuse et déshonorée par un jeune homme riche. La puissance qui en découle a ému des millions de lecteurs. Dans le feuilleton, cette simplicité est un moyen d’ouvrir la littérature à de nouveaux publics. Dans la nouvelle, son rôle est d’accélérer la perception: elle permet de « faire tenir » une histoire en quelques pages. On peut alors se concentrer, c’est-à-dire construire l’essentiel de la nouvelle, sur des descriptions fortes. On trouve là l’origine d’un des paradoxes du genre. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la nouvelle n’est pas réduite au schématique. Au contraire, ce que les lecteurs retiennent le plus souvent des nouvelles, au-delà du pitch, ce sont les descriptions saisissantes – et très longues! Dans La Parure, par exemple, la structure est assez simple pour que Maupassant développe très longuement les souffrances du couple, leurs dix ans de labeurs abrutissants pour rembourser le faux collier. Les nouvelles les plus réussies sont celles qui utilisent ainsi la simplicité pour développer les descriptions saisissantes.
- Stabilité
Cette simplicité permet une grande stabilité.
Elle assure qu’on n’aura pas besoin de développer chacun des éléments (on le reverra plus loin, c’est l’effet « miroir » de la construction par pôles), et que l’histoire sera « bouclée », refermée sur elle-même sans donner l’impression d’ébauche. On peut la renforcer encore en multipliant les antithèses secondaires, entre éléments du décor ou entre personnages secondaires. L’important est que l’esprit du lecteur perçoit les éléments de l’opposition comme deux pôles, entre lesquels circule une intensité et qui s’équilibrent l’un l’autre. C’est pourquoi le renversement narratif, par exemple, est si facile à utiliser: le retournement met en valeur chacun des éléments et il assure la complétude. Mais la tension entre monde réaliste et monde de l’étrange est tout aussi efficace pour « faire tenir » une narration de quelques pages.
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