Comme en photographie (le « punctum » de Barthes) ou en peinture (la mouche de Giotto), le détail est essentiel en littérature: pour l’avancement d’une intrigue policière (l’attention de Sherlock aux minuties), comme indice de reconnaissance (la fleur de lys de Milady dans Les Trois Mousquetaires), aussi bien que pour la caractérisation d’un personnage, ainsi le héros des Gommes de Robbe-Grillet. Mais, surpassant les meilleurs auteurs policiers, c’est chez Proust que le détail se révèle le plus mortel: un petit pan de mur jaune peint sur un tableau causa la mort de l’écrivain Bergotte dans La Prisonnière… Proust est le maître incontesté du détail qui tue.
Le diaporama d’accompagnement de la séance est disponible en téléchargement
Exercice à proposer en « commentaire » sous ce post: écrire un texte fondé sur un détail. La forme reste libre (description révélatrice d’un personnage, nouvelle policière, etc…)
Encore une soirée mondaine au programme. Sans vraiment songer à ses mouvements, qui tenaient davantage du réflexe que de la pensée consciente, Patricia se vêtit d’une robe blanche dont elle était certaine que la coupe, la griffe et le prix la mettraient en valeur, et attrapa dans le tiroir plat en stuc de son dressing une paire de boucles d’oreille assortie à sa tenue. S’ajoutèrent bientôt des bracelets aussi légers que des fils d’or et un collier plastron délicatement ouvragé, son préféré en ce genre d’occasions. Elle n’hésita presque pas sur la paire d’escarpins qu’elle porterait ce soir. Elle aimait ses pieds qui, récemment refaits, ne l’indisposaient plus du tout. Son dressing à chaussures en était ressorti grandi.
Elle se maquilla légèrement afin de ne pas paraître blafarde sous l’éclairage peu flatteur de la galerie : crème de teint, fond de teint, fixateur, crayon à sourcils, rouge-à-lèvres, eye liner, mascara… Qu’importe le maquillage, elle travaillait sa beauté naturelle par un usage quotidien de crèmes hydratantes et raffermissantes qui, si elles n’avaient pas autant d’effet que son lifting bisannuel, sentaient diablement bon. Elle s’autorisa le luxe d’une coiffure complexe, parce que sa visagiste lui avait appris comment faire et que sa tenue avait besoin d’une touche d’exubérance.
Alors qu’elle enfilait une veste légère, elle entendit l’appel du chauffeur. « Parfaitement à l’heure », songea-t-elle, ravie, sans vraiment savoir si elle parlait de Tony ou d’elle-même. Son mari n’arrêtait pas de répéter que la ponctualité était l’apanage des grands de ce monde et que, plutôt que d’être en retard, mieux valait ne pas venir du tout. Il lui avait offert une petit Rolex toute simple pour leur deuxième rendez-vous, mais elle n’avait pas manqué de comprendre le message.
Alors qu’elle se retournait sur son reflet dans la grande glace du vestibule, pour un ultime contrôle, elle remarqua alors un petit poil disgracieux cinq millimètres au-dessus de son sourcil gauche. Il était d’un noir insolent sur sa peau parfaitement lisse. Patricia ne comprenait pas qu’elle n’ait pas pu le voir pendant qu’elle soulignait ses sourcils d’un trait de crayon châtain. A bien y regarder, il avait l’air dur, presque dru à lui seul, planté là, en dehors de la zone prévue à cet effet, lisse et crémeuse. La pince à épiler était restée dans la salle de bains du deuxième, cela prendrait trop de temps. Elle essaya de le pincer entre ses ongles mais l’impudent glissait sur le vernis. Elle grattait autour, doucement mais avec acharnement, comme cet été au jardin quand elle avait repiqué les deux pieds de bégonia qui se mourraient au soleil. Finalement, elle eut gain de cause sur ce ridicule intrus. Elle en aurait presque crié victoire de le voir pendant au bout de son ongle à peine marqué par la bataille.
Saisissant sa pochette négligemment posée sur le guéridon de Carrare, s’apprêtant à partir pour de bon en maudissant les précieuses secondes perdues sur son parfait emploi du temps, elle accrocha son reflet du coin de l’œil. Le combat avait laissé une plaque de peau à vif, rouge, presque marquée au sang. L’émotion lui avait donné de grossières rougeurs aux joues et elle savait que rattraper cette catastrophe cosmétique lui prendrait un temps considérable. Elle rappela le chauffeur pour lui offrir sa soirée et se fit livrer par le traiteur qu’elle réservait aux soirées de crise. Demain, elle prétexterait une indigestion, cela valait mieux.
Un an et demi que son cœur sursauta pour la première fois. Un an et demi qu’il bondit chaque matin, chaque soir. Un an et demi qu’un simple baiser lui ouvrait des horizons insoupçonnés. Un an et demi, leur première rencontre.
C’était dans un bar de la rue Ganterie. Attablé avec ses amis, une pinte d’une bière amère dans une main quand, négligemment, les doigts de l’autre piochaient dans le pot à cacahuètes, il discutait de tout, riait de rien dans cette ambiance simple et chaleureuse que seules savaient engendrer les soirées entre amis. Un courant d’air. Sans rien attendre d’autre que le flot des clients tantôt entrant, tantôt sortant, il tourna la tête vers l’entrée. Vertige. Elle était là, plongée dans une conversation avec une amie (Marie, apprendra-t-il plus tard), la démarche apaisée d’être enfin arrivée à bon port. Elle happa sa vision. Tout disparut. Tout, sauf elle.
Il en avait vu des femmes, rencontré de tous les types, connu de tous les styles. Il se rengorgeait d’ailleurs de n’avoir fait l’économie d’aucune d’entre elles. A cet instant précis, son orgueil nauséabond de tombeur s’écroula comme un château de carte. Il se sentit tout petit devant elle, si grande, si belle. Un éclair lui zébra le palpitant. Brune, peau mate et yeux havane, un quelque chose dans l’angle de son cou faisait toute la différence. Et son sourire ! A noyer la nuit. Elle était elle et plus rien n’avait d’éclat.
Ses amis remarquèrent sa fascination. Ils le tancèrent, se moquèrent que la bave s’apprêtait à lui couler de sa bouche béante. Lui n’en avait cure. Ils pouvaient se gausser de lui tout leur soul, il s’en foutait. Il ne cessa dès lors de jeter des regards confus vers l’angle du bar où son amie et elle s’étaient installées. Entre ses doigts élégants, un verre de blanc oscillait sous les lumières vives. Elle riait et c’était comme la neige en pleine été. Sa hardiesse avivée par les commentaires graveleux de la compagnie, il prit une profonde inspiration et, profitant d’un moment où la belle était seule, il alla à sa rencontre.
— Chardonnay ? Lança-t-il comme on jette une bouteille à la mer.
— Gascogne, répliqua-t-elle, sourcil levé.
— Gaspard.
— Laureline.
De cépages en Valérian, de futile en mémorable, ce fut une soirée, puis une nuit digne des plus grandes odyssées intergalactiques. Il goûta ses paroles avant de se délecter de ses courbes. Une soirée, une nuit et le sort en fut jeté. Il tomba amoureux. Elle aussi. Durant six mois, ce ne furent que soirées chez l’un ou chez l’autre, des journées trop longues de ne pas être ensemble et des nuits trop courtes de l’être enfin.
Dans tous les sens du terme, il la trouvait extraordinaire. Son visage était un entrelacs de vers d’où s’échappait une poésie unique, sans mots mais tellement puissante. Jaillissaient d’entre les lignes les éclats de ses sourires, la volupté de ses regards. Son corps semblait conçu pour ses mains. Soit qu’elles le saisissaient, soit qu’elles le caressaient, il les trouvait toujours où elles devaient être. Il était avide de ses paroles. Entre ses lèvres, le banal devenait remarquable. Son esprit saisissait tout avec une vitesse indécente. L’à-propos, jamais pris en défaut, avec lequel elle répliquait le laissait pantois. Comment une femme pouvait ainsi lui ravir les yeux et les oreilles ? Combler à ce point son corps et son esprit ? Encore aujourd’hui, il ne se l’expliquait pas.
Un an de délicieuses palpitations lorsque, au matin, flottaient encore dans la chambre les effluves entêtantes de son parfum. Un an de papillon dans le ventre lorsque, au soir, il entendait sa clé gratter le bois de la porte en quête de la serrure. Un an, leur emménagement.
Ils eurent beau parler de prudence, ils eurent beau tenter de se forcer à la patience, rien n’y fit. La raison s’effaçait chaque fois devant la puissance, non, la folie de leurs sentiments réciproques. L’intellect s’éteignait. La passion dévorait tout. Leur imagination s’échappait du carcan de leur discernement. Après un mois de recherche, ils ouvrirent la porte de ce deux pièces et se sentirent enfin chez eux. Leur amour trouva dans cet appartement de la rue Beauvoisine la scène idéale à leur idylle. Bien entendu, il y eut des craintes. Comment le quotidien allait-il agir sur eux ? Allait-il toujours être à l’unisson en confrontant leurs rythmes ? Elles s’envolèrent bien vite. L’évidence s’imposa d’elle-même : rien n’avait d’importance, seulement être ensemble.
La semaine, la spirale laborieuse et les obligations les éloignaient un peu. Le week-end, ils se retrouvaient. Pas un samedi sans une sortie en amoureux, un repas en tête à tête, une activité partagée. Ils appréciaient courir sur les quais des deux rives, voir des expositions plus ou moins intéressantes, faire les boutiques était même devenu un bon moment car rien n’importait, ils étaient ensemble. Avec elle, tout recelait un goût délicieux. Il y avait un an, jour pour jour aujourd’hui, ils posaient leurs cartons.
Ce soir, il était rentré plus tôt du travail. Le temps de passer chez le traiteur italien et le caviste rue Rollon, de saisir un bouquet place du Vieux, il était chez eux à 18H30. Un sifflotement niais sur le bout des lèvres, il dressa la table : nappe rouge, serviettes blanches, bougies et argenterie, champagne dans son seau d’eau glacée pour fêter comme il se devait cette première révolution passée à deux. Révolution… ce terme flottait dans son esprit alors qu’il était assis dans un fauteuil suédois, face à la porte d’entrée, les roses rouges dans leur papier vert posées sur les genoux. Révolution… ce mot s’imprima dans la faille de l’attente. Plus qu’une rencontre, Laureline était le chamboulement de sa vie. A présent, assis à attendre sa femme comme un cabot docile attend son maître, il en était persuadé : elle était LA femme, celle qui effaçait toutes les autres pour repeindre la toile morne de sa vie d’avant. Une bouffée d’amour lui comprima la gorge, lui chauffa les joues. Il secoua la tête.
Grattement sur la porte. Son pouls accéléra. Clé tournant dans la serrure. Son ventre s’emplit de papillons. Mouvement de poignée. Sa poitrine s’apprêtait à exploser. La porte s’ouvrit. Elle était là !
Il devait se lever, lui tendre le bouquet et lui dire « je t’aime ». Il n’en fit rien. Tout retomba d’un coup, lourdement. Un battement de cils et il se cassa la gueule d’un gratte-ciel. Le vent glacé de la chute transperça son esprit, balaya ses sentiments, ses idées, ses projets pour ne laisser qu’une lande désolée. Le feu de sa passion s’éteignit subitement, complétement, le laissant frissonnant. Le froid souffla la chaleur. Elle était là et un glaçon remplaçait son cœur.
Un détail, un rien, un grain de sable vint gripper toute la belle mécanique de ses élans. Il ne l’avait pas remarqué jusqu’à ce soir. Pourtant, à la voir debout dans l’encadrement de la porte, ça lui sauta aux yeux. Le choqua. Le dégoûta même. Elle était dissymétrique.
Non pas cette dissymétrie qui touche tout un chacun. Non pas cette facétie de la nature se plaisant à ne pas faire qu’un côté ne ressemblât parfaitement à l’autre. Non, ce soir, il la découvrit réellement bancale. Comment faisait-elle pour seulement tenir debout ? A être tout de guingois comme ça, elle eût dû s’effondrer depuis belle lurette. Ce furent ses épaules qui lui firent remarquer ce détail. Clairement, la gauche était nettement au-dessus de la droite et faisait de sa silhouette un trapèze alambiqué. Pour l’avoir caresser des milliers de fois, il ne la savait pas bossue. Tout de suite, elle semblait pourtant l’être. Ce soir, il lui sembla la voir pour la première fois.
Ses yeux, d’un marron finalement très commun, étaient singulièrement décalés l’un par rapport à l’autre, de bien deux centimètres, mais aussi par rapport au nez, qu’elle avait d’ailleurs penché vers la droite. L’écart entre ses yeux et son appendice disgracieux n’était pas le même de chaque côté. Sa bouche, dont le trait lui apparut subitement sans charme, se déformait en une houle de mauvais augure. Son visage devint pénible à regarder, il baissa donc les yeux. Sa poitrine penchait vers la gauche quand ses hanches penchaient vers la droite. Les doigts de sa main droite étaient franchement plus longs que ceux de la gauche. La paume de cette dernière formait d’ailleurs un véritable battoir. Sa jupe laissait voir ses jambes jusque mi-cuisses. Indubitablement, la gauche était plus forte que la droite. Quant aux pieds, une pointure distançait l’un et l’autre. Nausée.
Un an et demi qu’il vivait l’amour parfait avec ce… monstre, ce tromblon monté n’importe comment, comme si ses géniteurs, pourtant bien sous tous rapports, avaient lu le manuel à l’envers. Et lui, pendant une année et demie, n’avait rien vu. Pas le moindre commencement d’un doute, pas le plus infime des soupçons. Rien. Il en arriva même à se demander comment il avait pu tomber amoureux d’elle. Ç’aurait dû lui sauter aux yeux dès le premier soir ! Mais non. L’amour rend aveugle, dit-on. Là ce n’était plus de l’aveuglement mais… mais quoi d’ailleurs ? De la connerie ? De la folie ? Les rires de ses amis, leurs piques apparemment potaches prenaient maintenant une toute autre tournure. Ils avaient essayé de le prévenir, de le mettre en garde et lui, la tête dans le guidon, il n’avait rien saisi. Quel con ! Il se sentit alors très mal. Pris au piège. Embastillé.
Laureline semblait, elle aussi, mal à l’aise. Peut-être la fixait-il un peu trop intensément ? Mais comment détacher son regard de ce… spécimen ? En voyant la table si joliment dressée et les fleurs entre ses mains, elle demanda, innocente :
— On fête quelque chose ce soir ?
Une étincelle jaillit de l’abime de son crâne. Machinalement, il se leva et, raide comme un piquet, lui tendit les fleurs.
— Je te quitte.
Photographie inexistante
À la regarder là étendue, à demi recouverte par le drap, il était impossible de la reconnaître vraiment. Le visage déjà pâle ne lui ressemblait déjà plus. Le contact de sa peau qui aurait pu, peut-être ranimer son souvenir n’apportait rien non plus. Embrasser cette peau flasque, ce front froid, n’était d’aucun réconfort. Au contraire, restée seule avec elle—quel privilège ! – il lui semblait soudain, dans une sorte de délire empreint de dégoût, qu’elle verrait ce visage se transformer en celui d’un monstre dévorant, qu’il se jetterait sur elle pour la punir de son offense. Non rien ne semblait capable de lui faire retrouver cet être tant aimé. Le corps avec les ans s’était affaissé, avait perdu ses contours, se confondait sous les jupes tailleurs en laine, ne dessinant plus aucune taille définie, elle qui l’avait eue mince. Tout devenait flou. Les gilets bleus ne recouvraient plus qu’un amas de chair flasque qu’aucune pièce de lingerie, et elle en riait, n’aurait réussi à mouler. La longue chevelure claire et soyeuse rassemblée en un chignon à épingles s’était faite rare, éparse – on avait dû la couper court—ironiquement relayée par de nombreux poils sur le menton, ou sous le nez. Le regard s’était voilé, les mains devenues torses. Tout avait pris un tour étranger. À cet instant, elle aurait dû sans doute, elle en avait bien conscience, profitant de ce dernier moment d’intimité évoquer sa mémoire et tous ces beaux moments passés avec elle à rire comme deux gamines lors des promenades du dimanche ou plus tard à bavarder longuement au téléphone. Elle entendait dehors les voix de ceux qui, réunis sous le soleil de juin, faisaient l’éloge de ce courage indéfectible, de ce qui avait fait d’elle, si petite, si frêle, une femme de volonté et d’exception, résistant à toutes les débâcles de l’Histoire, tirant derrière elle dans la tourmente à force d’espoir et de volonté toute une famille au bord du gouffre. Elle aurait dû se joindre à eux, intégrant ainsi la communauté des vivants. Mais elle ne s’en sentait pas la force. Elle avait cru que s’échapper, profiter d’un moment pour se faufiler et la voir seule lui aurait apporté la paix, un recueillement essentiel. Pourtant, immobile, dans cette chambre glacée et sombre, elle pouvait à peine la regarder maintenant qu’elle n’était plus qu’un corps. En face d’elle, au mur, posé là probablement pour décorer la pièce, un tableau représentait une coupe de poires mordorées sur une table, une nature morte. Il n’y avait plus que cela à faire sans doute en guise de consolation : contempler cette toile représentant la vie, éphémère et pulpeuse, appétissante et comme éternelle, et ainsi méditer sur la mort. Elle se recula légèrement pour mieux voir, un peu hébétée, dans la pénombre, l’ensemble, comme un tableau : le corps allongé et derrière, sur le mur, cette peinture insignifiante, absconse. Mais là, au bas du corps plat et inerte, et comme disparaissant sous le drap, au bout, elle aperçut alors, se dressant, têtue, la pente formée par les petits pieds. L’image de son pied nu s’imposa soudain à son esprit. Ce joli petit pied, tendu, sous le drap, car elle ne devait pas porter de chaussure en cet instant, était comme un reste d’énergie, de tension vitale. Ce petit pied qui seul n’avait pas subi l’affaissement du temps, pied élégant toujours étroitement chaussé, et fortement cambré, à tel point qu’il en était devenu plus aigu, presque triangulaire en son extrémité comme celui d’une danseuse—si fin comparé au sien épais, fort, fait pour porter lourd comme celui d’une bête de somme—elle qui semblait toujours marcher sur la pointe des pieds, prenant garde de ne pas faire de bruit, comme de ne pas parler fort. Contrairement à nombre de ses amies, converties aux chaussures informes, presque des chaussons, elle avait toujours gardé l’habitude de ces petits talons pointus, sur lesquels elle trottait par tous les temps, faisant son marché, arpentant les rues sous la pluie. Autrefois elle lui avait appris en vue d’une cérémonie alors qu’elle n’était encore qu’une adolescente répétant chaque jour pendant des heures dans le salon à marcher avec sa première paire de talons ; à marcher comme une funambule, un pied devant l’autre en équilibre suivant le trait à la craie blanche tracé au sol, balançant la hanche, appuyant le mouvement mais sans vulgarité, répétant à l’infini le geste pour le maitriser totalement, tandis qu’elle, l’aïeule, les jambes croisées, campée dans un fauteuil, plaisantant, babillant, cousait un ourlet à la robe blanche, faisant osciller légèrement ses petits pieds élégamment chaussés de sandales, donnant le rythme à la déambulation. Là, dans ce pied invisible résidait le véritable souvenir de ce qu’elle avait été, du lien qui les avait unies. Cette dignité, ce panache, ce détachement volontiers moqueur face à la mort; comme un pied-de-nez, une dérobade. Ce petit pied dont l’ongle rose, toujours discrètement verni, impeccablement entretenu, était l’image idéale, parfaite et inaccessible, de cette vie ; ce petit pied vénéré, dérobé par le tissu, maintenant, soustrait aux regards, elle rêvait brutalement d’en arracher le drap et d’en photographier l’image pour en fixer le souvenir, pour en emporter avec rapacité ne le quittant pas des yeux un seul instant l’ultime relique. Tremblotant sur ses jambes, elle esquissa un pas, cherchant déjà dans sa poche un appareil quelconque, posa sa main sur le drap, allait tirer. Dehors l’agitation augmentait, les invités se bousculant derrière la porte, pouvant entrer à tout moment. Elle inspira profondément, préparant son geste, avançant la main, la porte s’ouvrit, le jour entra. La famille silencieuse, recueillie, fit irruption dans la pièce obscure, la noyant dans le groupe habillé de noir. Reléguée au second plan désormais, la tête basse, vaincue, elle assisterait à la mise en bière, les yeux fixés sur ses chaussures. Soudain sous la peau, celle de l’abdomen, un mouvement, celui d’un pied battant, résolu, la fit sursauter. Elle l’avait presque oubliée… Quelle forme de pied aurait-elle ?
Erik a eu tout faux ce jour-là.
Il avait pris quatre cafés. Un de plus. Un de trop. Légèrement chauffés, légèrement sucrés. La nuit avait été difficile, alors il pouvait se permettre cet écart. Il entra dans sa 206 noire, l’esprit brumeux, il avait la nausée depuis la veille et ne pouvait rien avaler. Il s’installa, régla son siège, son rétroviseur, mit sa ceinture et démarra l’engin, l’œil sur sa montre.
— Qu’est-ce que tu fous, merde ? Tu veux être en retard ?
Il avait gueulé à la vitre. Un gosse d’une dizaine d’années apparut sur le seuil de la porte, le cartable sur une épaule, les cheveux en bataille, les chaussures délacées. Il n’était pas prêt.
— Monte dans la bagnole, grouille !
L’enfant obéit, sans broncher. A côté d’Erik, il avait l’air minuscule. Erik sortit de l’allée et fonça sur la route nationale vers l’école du môme. Il n’y avait pas un bruit dans la bagnole mais le gamin ne tenait pas en place, gesticulait. Ça agaçait Erik. Les mouvements inutiles lui ont toujours foutus les nerfs.
— Arrête de remuer comme ça ! T’as envie de pisser ?
L’enfant fit non de la tête.
— T’as oublié un truc ! … Putain je le savais, t’es pas foutu de te démerder tout seul !
— J’ai juste oublié de faire signer une note.
— Une note ? Quelle note ? T’as dit qu’il y avait pas eu de contrôle hier !
Erik avait les mains crispées sur le volant, les yeux rouges de rage. Il l’aurait bien frappé, pas grand-chose, juste de quoi le réveiller un peu. Mais il n’avait pas envie de finir comme son vieux. Il frappait fort, le vieux. Erik se souvenait encore de quelques dérouillées. Le vieux appelait ça « lui remettre les idées en place ». Il aurait pu le tuer avec ses mains gigantesques. Erik n’avait envie de tuer personne. Il ne savait pas pourquoi ce môme l’énervait autant. Enfin si, il avait sa petite idée, deux même. Il en avait jamais voulu, lui, de chiards. Ça pompe le pognon, la vie et ça finit par foutre le camp. Disparu, envolé. Faire des allers-retours, école-maison, boulot-école,-boulot maison c’est insupportable. Et les devoirs après le soirs. L’école c’était déjà pas son truc, mais alors avec les nouvelles réformes, autant dire qu’il était complètement paumé. Ça aussi, ça l’énervait. Deuxièmement, il ressemblait à sa salope de mère. Les yeux surtout. La même couleur, la même forme, exactement pareils, jusqu’au pli vers les tempes, Erik ignorait comment les appeler. Elle l’a forcé à avoir un gosse et elle a foutu le camp. Après avoir ouvert les cuisses avec un mec qu’il ne connaissait pas. Ils se sont bien payés sa gueule. Jamais elle n’a demandé à voir son gosse. Jamais. Une belle salope, voilà tout.
Le gamin avait sorti le fameux contrôle pour le montrer à son père. Il tremblait légèrement. Erik regardait rapidement la copie dans les mains de son fils, l’œil sur la montre car l’heure tournait bon sang, et la circulation commençait à devenir dense. Du rouge partout. Il n’aurait pas pu dire si c’était un devoir de math, de français ou d’histoire, mais quoi que ce soit, c’était foiré. Y avait plus de rouge que de l’encre de son gamin. Qu’est-ce qu’il allait devenir s’il se tapait des sales notes ?
— Fais voir !
Erik saisit la copie. C’était une peinture de commentaires. Il finit par comprendre qu’il
s’agissait d’un devoir de math. Le prof avait tout rayé et tout commenté.
— Et la note ? Je m’en fous des commentaires, t’as eu combien ?
Erik tournait, retournait la feuille à la quête d’un chiffre. Mais avec cette floraison de nombres, de commentaires de calculs, la note paraissait invisible. Il remarqua d’abord le nom de son fils, mal écrit, comme toujours. Ses J étaient trop grands, et cette manie de faire ses D à l’envers… Même écrire son nom, c’était mal fait. A croire qu’il en faisait exprès. Il trouva la note en haut à gauche, ridicule. Insignifiante au milieu du reste. Un rond, presque parfait, se fondait dans cette masse mathématique. Erik la reconnue car elle était soulignée, deux fois. Le prof avait bien appuyé dessus. Il avait envie de gifler son gosse, maintenant. De lui remettre les idées en place. Un zéro et il ne lui en avait rien dit. Ça ne s’oublie pas un zéro. Pas plus qu’on oublie de prendre son café le matin.
Il n’eut pas le temps de lever les yeux du zéro, de donner l’ordre à son pied d’appuyer sur le frein et d’agir. Son môme n’a pas eu le temps de le prévenir non plus. La voiture fit un bond en avant. L’estomac d’Erik se serra comme si des mâchoires d’acier lui avait saisi les tripes, comme si un trou se creusait dans son bide. Il regarda dans le rétro-viseur. Une femme était allongée sur la route, immobile. Le feu aussi était rouge.
Tout faux.
Mettre le pied dehors avant le lever du jour.
S’emplir les poumons de l’air encore frais.
Attaquer le chemin avec un peu de sommeil accroché aux cils.
le chant des oiseaux pour compagnie.
Goûter le petit matin!
La journée promet d’être brûlante. La montée violente qui amorce le trajet, exige la fraîcheur
de l’aube.
Les articulations grippées par le repos de la nuit refusent le rythme qu’on aimerait leur imprimer.
Une sorte de joie monte et précède l’irruption du soleil.
Se fondre dans le paysage . Le traverser sans laisser de trace.
Le chemin se raidit quand l’horizon blanchit et éclaire doucement la bosse à gravir.
Le corps s’échauffe, trouve une cadence lente, métronomique, qui laisse le regard libre de s’attarder sur les labours en contrebas, les herbes sur le bas côté, les pierres …
Le ciel se griffe des fines cicatrices rosées creusées par les avions.
Un tout petit nuage, bordé de lumière annonce la chaleur rude qu’il ne pourra pas enrayer aujourd’hui.
Le regard flottant accroche une tache minuscule, écarlate, à la limite des pierres du chemin.
Un violent coup d’épingle érafle douloureusement la mémoire. Arrêt sur image:
La petite corolle en appelle d’autres, rencontrées dans des balades familiales, les dimanches,
dans la petite enfance, près de la Méditerranée.
« Regarde ces petites fleurs! des « gouttes de sang » » s’exclamait sa mère.
Le nom éloquent, si juste, de la fleur qui poussait à même les cailloux, l’impressionnait.
Il découvrait qu’il l’a gardé en mémoire!
Il pose son sac sur les pierres blanches, approche son téléphone de la fleur, grossit l’image, touche l’écran, une fois, ému.
Il ne cueille pas la fleur, comme il l’aurait fait, enfant.
Reprenant la montée, il s’éloigne de la goutte de sang et quitte son enfance, à nouveau. un petit trou se creuse quelque part en lui.
Arrivé au sommet, il s’attarde sur le soleil qui s’élève franchement et commence à brûler la Meseta et son crâne clairsemé. On voit le plateau s’étendre infiniment, à 360°.
Il prend des photos, frénétiquement. Capturer tout ce qu’il voit, enregistrer l’instant, le paysage, la chaleur…
Cet extraordinaire petit objet se rappellerait pour lui, une extension de sa mémoire..
…Un jour gris, en rentrant chez lui en métro après une journée longue et éprouvante, son regard embrasse une affiche géante vantant une région d’Espagne, son ensoleillement quasi perpétuel.
Il sort machinalement son téléphone de la poche de son élégant blouson en quête soudain de ce matin d’avril si vivace.
Il remonte sur des mois le fil de ses photos, et arrive au sommet de la colline avec ses panoramas immenses…
Comme à l’accoutumée, il éprouve une véritable déception en les
regardant: aucune n’embrasse l’infinitude qu’il avait à ses pieds, le ciel sans limite, le regard libre, sans butée..
Il y a bien une cinquantaine de photos de l’endroit, prises accroupi, à bout de bras, avec un premier plan, des photos panoramiques qui écrasent ce qu’elles veulent montrer… Pas d’intensité, c’est plat, partiel. Il est frustré de ne pas retrouver l’émotion du moment.
Sans réfléchir, il continue le défilement des vues les unes après les autres, l’oeil morne, jusqu’à la petite tâche écarlate, modeste, coincée entre deux pierres, sa tête pointant à peine.
Sur le strapontin de la ligne7, il est envahi, submergé par une bourrasque d’émotions.
Il voit s’engouffrer dans la voiture de 2eme classe, la fraîcheur du petit matin, sur sa peau, dans ses poumons, les teintes grises et subtilement nuancées de la nature au réveil, le sifflement des oiseaux, la raideur des muscles.
Tout, tout déboule brusquement, convoqué par l’infime tâche rouge, croisée ce matin là-
Et bien longtemps auparavant dans les collines pierreuses au dessus de la mer violette.
Une goutte de sang.