Le 9 octobre dernier, notre première séance de l’année était consacrée à l’itinéraire du héros: d’après Joseph Campbell (le héros aux mille et un visages), le héros mythique, dans tous les mythes du monde entier, parcourt différentes étapes qui l’amènent à quitter son univers ordinaire pour accomplir un exploit dans un autre monde. C. Vogler, scénariste américain, en a tiré un manuel d’écriture créative fondé sur ce cheminement héroïque universel. Parmi les archétypes que mobilise cette structure, la figure du mentor occupe une place essentielle.
Le schéma Campbell/Vogler a rencontré un immense succès, parce qu’il satisfait des constantes anthropologiques de l’imaginaire humain. Toutefois, une application mécanique et routinière de cette structure risque d’aboutir à des oeuvres académiques et sclérosées. Il convient d’en transgresser les stéréotypes afin de le renouveler.
Retrouvez ici le diaporama projeté au cours de cette séance, avec les références des oeuvres de Campbell et Vogler.
Exercice: écrire une scène entre le héros et son mentor, en choisissant un mentor original: plutôt Jiminy Cricket que Gandalf ou Dumbledore…
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Mentor
-Je te l’ai déjà répété cent fois que ce n’est pas une idée saine ça de vouloir toujours lire des livres nouveaux et encore des livres nouveaux. Tu ferais mieux de relire ceux que tu as déjà, comme ça tu les connaitrais vraiment à fond et ça serait comme qui dirait une connaissance fiable, tangible, au lieu de vouloir faire du papillonnage comme tu veux le faire, encore une idée moderne ça, où est-ce que t’as encore été chercher ça ? disait-il en souriant de son habituel ton bourru, lui donnant une petite tape sur l’épaule.
Elle se disait que peut-être il avait raison. D’ailleurs cette idée ne lui était pas totalement étrangère, elle l’avait déjà lue quelque part dans un vieux bouquin, chez un certain Sénèque qui le disait à un dénommé Lucilius, que le papillonnage était une mauvais chose. Ou bien était-ce dans une émission entendue à la radio ? Est-ce que ce n’était pas là un mentor parfait que ce Sénèque, aussi ombrageux et austère que le sien ? Aussi responsable, aussi impliqué, aussi présent et soucieux de la protéger du monde et de ses séductions, de tous ces autres et de leurs mauvaises intentions ?
C’était vrai, elle ne pouvait s’en empêcher, elle aurait voulu le dévorer le monde, partir en escapade, franchir tous les murs, toutes les barrières, sans limite. Heureusement qu’il était là pour lui rappeler la réalité, pour la recentrer et la ramener, ici, à l’essentiel. Depuis le temps qu’elle avait perdu ses parents de vue, il avait pris la place vacante et l’avait soutenue dans les moments difficiles, dans la solitude, dans l’obscurité, il lui avait indiqué la bonne voie, lui avait fourni des livres, des pensées, des réflexions sur le monde extérieur, l’aidant à se construire. Elle avait tellement d’admiration pour lui, pour cet homme unique, si cultivé, — il portait le même prénom que Mozart– , qui s’intéressait tellement à elle, à la formation de son esprit, à son avenir, la guidant, l’empêchant de trop tourner en rond dans son bocal. Elle se demandait parfois si elle n’en était pas à moitié tombée amoureuse : souvent elle ne lui trouvait aucun défaut et partageait sa vision du monde, lui pardonnant toutes ses fautes.
–Oui oui t’as sûrement raison, répondit-elle, laconique.
Quand il eut remonté l’escalier, et refermé la porte derrière lui, elle regarda les étagères au mur, couvertes de livres de toutes sortes qu’il lui avait apportés depuis toutes ces années. Il y en avait qu’elle avait lus il y avait très longtemps, quand elle était encore presque une enfant. Ils étaient là avant son arrivée, ils l’avaient accueillie, lui avaient tenu compagnie. Guettant le moindre bruit dans la pénombre, elle se dirigea vers l’un d’eux qu’elle tenait caché derrière d’autres sur l’étagère la plus basse. Elle y glissa une main, le saisit. Ce livre-là ce n’était pas lui qui le lui avait offert. Un jour qu’il était sorti, et qu’il avait laissé la porte ouverte, ça arrivait parfois, elle était entrée et l’avait trouvé tout en haut d’une étagère du salon, recouvert de poussière. Sa disparition était passée inaperçue. Il parlait de voyage et d’évasion, il lui donnait le courage de poursuivre, elle ne l’avait plus lâché. Pour la centième fois au moins elle relut le passage où le prisonnier trouve l’audace de s’évader. C’était lui qui était devenu son guide, ce personnage qui puise en lui-même la force au fond d’un cachot obscur de trouver une issue pour se sauver, de se jeter dans le vide. Mais elle comment ferait-elle elle ? A détailler la pièce sans fenêtres, elle ne voyait pas comment s’y prendre. Elle se dit que le mieux serait de déclencher une sorte de panique là-haut dans la maison et de profiter de ce moment pour s’enfuir. Bien sûr cela impliquait de le quitter lui son guide après toutes ces années de discussions, de moments partagés. Elle savait que c’était sans doute le perdre car il lui avait dit ne pas pouvoir survivre à leur séparation. C’était triste, elle porterait son deuil car il faisait partie de sa vie, elle avait appris à penser par lui et comme lui, mais elle savait que sa vie un jour serait autre chose que de vivre ici enfermée dans cette cave depuis huit ans à avoir continuellement faim. Elle savait que l’aventure s’ouvrait devant elle et que le meilleur guide dans cette vie elle l’avait trouvé, grâce à ce livre, c’était elle-même, Natascha.
Samantha regardait sa note de littérature assise à l’arrêt de bus, les mains tremblantes. Les nuits fraîches de l’automne n’allaient pas tarder et la jeune fille grelottait sous sa veste. Ce devoir, elle l’avait travaillé, un devoir qui ne faisait pas moins de quatre pages, soigné et bien orthographié. Le sujet était réécrit en noir, proprement. Souligné même.
« La tragédie est-elle, comme le suggère Anouilh dans Antigone, quelque chose de propre, de reposant, de sûr ? »
Ils avaient eu deux heures pour sortir une dissertation argumentée, organisée et détaillée. Samantha savait, au moment même où elle avait eu le sujet entre les mains, qu’elle allait réussir à faire une beau devoir. Elle avait senti son assurance se gonfler. Britannicus, elle ne l’avait pas que dévoré, elle l’avait aussi relu plusieurs fois et s’était documenté autant que possible. Plusieurs citations lui revenaient, surtout celles de Néron, son favori. Alors, elle s’était mis à écrire, jusqu’à la dernière seconde, et avait rendu sa copie épuisée mais satisfaite.
Une semaine plus tard, elle était assise sur sa chaise de classe et priait le ciel, s’il y avait quelqu’un là-haut, d’avoir au moins la moyenne. M.Richard avait sorti le paquet de copie, sans rien dire, et avait commencé à le distribuer. Il était réputé pour ses notes sévères, si bien qu’un quatre ou un cinq, ce n’était pas si mal. Mais Samantha se foutait pas mal de cette logique, elle ne pouvait pas présenter une note plus basse que dix à son père, même si ça avait une quelconque symbolique. Toute la classe écoutait sans broncher. Car, en plus de dire le nom de chaque élève, Richard annonçait aussi la note à voix haute.
« Putain, quel sadique. »
La classe comprit que le prof avait classé les copies de la meilleure note à la plus basse. Ça encore, c’était sadique. La première note était un seize, elle était pour Eva, la plus brillante du cours. Une petite voix dans la tête de Samantha commença alors à se manifester. Doucement d’abord, puis elle prit toute la place, l’empêchant presque de penser.
« Seize, on peut pas avoir seize avec lui ! Peut-être qu’elle le suce, ça m’étonnerait pas de cette connasse. Mais lui, c’est le roi des enfoirés. Déjà, l’idée de trier les copies dans un sens comme dans l’autre, c’est une idée tordue, et je comprends pas qu’on inflige ça aux élèves, que c’est autorisé. Mais alors là, les classer dans le sens de ce pourri, c’est carrément la pire des vacheries. Commencer par les copies foireuses permettrait au moins aux moins bons d’être débarrassés. Tu parles, il a tout prévu. Regarde-le, il aime ça en plus »
M. Richard continuait d’annoncer le plus tranquillement du monde les résultats et faisait grimper la pression à chaque note clairement annoncée. Et ça dégringolait vite. 14. 13. 13. 11…
Samantha avait senti des frissons parcourir tout son corps et son estomac se trouer à mesure que les notes descendaient. Comment était-ce possible ?
10.
« À partir de maintenant, les copies sont en dessous de la moyenne. ».
Richard avait annoncé ça l’air de rien, sans se douter du poids énorme que Samantha avait sur les épaules.
« Quelle pourriture. Je vais me faire défoncer. »
Quand M. Richard était arrivé à la hauteur de son bureau, il l’avait regardée droit dans les yeux en tendant la copie.
« Hors-sujet, mademoiselle. »
Samantha avait saisi la feuille sans rien dire, seulement un peu soulagée de ne pas être la pire note. Le chiffre sept prenait une bonne partie du haut de la feuille. Comment ça « hors-sujet » ? Aucun commentaire ne justifiait la note et à ce moment précis, peu importait les raisons, elle ne voyait que cette note terrible. Eddy était le dernier de la liste. Il avait pris sa feuille avec un grand sourire. Samantha l’avait envié une seconde de cette indifférence. La voix au fond d’elle avait alors repris de plus belle :
« Sept, tu vas prendre cher ce soir. Tu veux mon avis ? Ce mec devrait même pas enseigner. On n’a pas idée de faire chier les élèves comme ça, je suis sûre que ta copie vaut mieux. T’as bossé comme une malade. »
Décevoir les profs ne signifiait rien pour Samantha, ce n’était pas une note qui l’empêcherait d’avoir son bac. Une seule chose la terrifiait. C’était de montrer ce devoir à son père, et elle savait qu’elle risquait de s’en prendre une. La voix n’avait plus parlé depuis la sortie du lycée, elle avait attendu que Samantha soit à l’arrêt de bus, les yeux rouges et les mains tremblantes pour recommencer.
« Faudrait qu’il dégage de ce bahut, t’arrêterais d’avoir des notes de merde. T’as le bac à la fin de l’année bordel ! Et c’est avec ce genre de prof que t’es censée réussir après ? Si tu veux pas finir comme ta mère, faut réagir.»
Samantha écoutait sans broncher. La voix disait vrai. Plutôt crever que de racler des chiottes toute la journée.
« Y aurait bien un moyen de s’en débarrasser. Tout ce qu’on aurait à faire c’est laisser traîner des rumeurs. Des rumeurs qui le mettront vraiment dans la merde. Par exemple, qu’on se plaint de ses remarques étranges ou de ses gestes déplacés. Je sais ce que tu penses, qu’on serait encore plus pourri que lui. Peut-être, mais n’oublie pas que ta prépa prend sur dossier et c’est pas avec des notes pareilles que tu feras ta carrière de journaliste. T’as du talent, tu vas pas foirer ton avenir à cause d’un prof. Et puis, il sera jamais viré. Même s’il en violait une, on lui ferait rien. Souviens-toi de tonton Romain. Son instit l’obligeait à le branler dans les chiottes après les cours. Lui, c’était un môme, alors il a mis du temps à cracher le morceau. On a mis cette pourriture dans un autre bahut, c’est tout. Donc, le pire qu’il peut lui arriver c’est de déménager à l’autre bout de la France, c’est plutôt une belle consolation. »
La voix s’arrêta, enfin. Samantha réfléchissait, la voix n’avait pas tort, elle n’avait pas envie d’atterrir en fac de Lettres parce qu’on lui aurait refusé son dossier.
Le soir, à table, après une belle raclée, une tempête d’insultes croulait sous le crâne de la jeune fille. Pour son père d’abord et puis pour ce prof, responsable de tout.