Le Département de Lettres de Rouen ne cache pas sa fierté de compter parmi ses anciennes étudiantes un Prix Nobel de littérature! Annie Ernaux nous avait fait la joie de participer en personne au colloque organisé en son honneur à Rouen il y a dix ans, ainsi qu’elle le rappelle sur son site. A l’occasion de la remise de son prix par l’Académie Nobel, l’association Fictions a voulu lui rendre hommage en consacrant une séance à son oeuvre, et plus particulièrement à la façon dont la photo est chez elle un moteur d’écriture, en particulier dans Les Années où elle systématise ce procédé.
Au cours de la séance du 14 décembre, nous avons commencé par dégager quelques traits de sa poétique, caractérisée par une ambition sociologique, par la transmutation du souvenir intime en mémoire collective, et par l’utilisation des images comme point de départ évocatoire à la reconstitution d’une époque. Il nous est apparu qu’en dépit d’un style volontairement humble (« la langue de tous »), répugnant aux effets romanesques et « littéraires », c’est rien moins qu’une Recherche du temps perdu que propose Annie Ernaux à ses lecteurs.
L’exercice du jour consistait à choisir une photo parmi une sélection d’une dizaine de clichés pris des années 60 à la fin des années 2010, souvent à Rouen, et d’en tirer un texte à la manière d’Annie Ernaux.
On retrouvera dans ce diaporama les éléments de réflexion et le choix de photos. Chaque internaute est bien sûr libre de tenter l’exercice, et de poster son texte dans la rubrique « Commentaires » ci-dessous.
Trois jeunes gens sont assis dans un parc, directement sur la margelle de la fontaine. Il fait beau, c’est l’été déjà, ou une chaude journée de printemps. Le garçon, au centre, porte un tee-shirt dont le logo proclame son amour du skate. Il a fait tomber la veste, comme les deux jeunes filles qui l’entourent. La jeune fille de droite, lunettes de soleil sur le nez et chemisier sans manches, a l’air d’être en pleine discussion. Le jeune homme tend vers elle une oreille attentive. La seconde jeune fille, à gauche de la photo, semble l’écouter avec gravité, malgré sa posture nonchalante. Les tenues sont légères, mais le sujet capital. En sortant du lycée, et avant de retourner au foyer (familial ou temporaire), on se retrouvait, les jours de beau temps, sur la pelouse du parc ou au bord de la fontaine. Pour se rafraîchir le corps en partageant les peines, les doutes et les craintes. Les paroles se libéraient doucement, loin des familles, de préférence. On éventrait les tabous à petits coups mesurés de confidences-canifs en faisant des couronnes de pâquerette dans l’herbe publique. Le parc contenait tout ce que le lycée abritait de fêlures, de cassures et de blessures existentielles. On se raccommodait au coin de l’eau, drapés dans une confiance qui ne se trouvait qu’entre pairs. L’un reprisait les fêlures de l’autre, qui donnait à la suivante assez de courage pour se dévoiler à son tour. On se mettait à nu à coups de secrets, on s’épluchait avec des anecdotes, on se réchauffait au soleil d’amitiés naissantes. Puis on se levait, revêtant l’armure qui gisait dans les brins d’herbe, on retournait aux tabous, aux non-dits et aux communications bancales avec nos tuteurs biberonnés au silence et à l’auto-emmurement. Il fallait attendre le délassement des corps au parc pour que les esprits tombent les masques et brisent le silence. C’était avant me-too, le parc était notre réseau.